" Durant des mois, à la Tōhō, son projet avait porté le nom de projet G, du G de géant, mais l'équipe parlait depuis peu de Gojira, une contraction des mots "gorille", à
cause de l'agilité du monstre, et "kujira", la baleine en japonais, en référence à sa taille."
Japon, juillet 1954, le grand Gojira, le monstre atomique, l'aberration nucléaire, future icône cinématographique, est en passe de voir le jour sous le travail acharné d'Eiji Tsuburaya.
Directeur des effets spéciaux de la Tōhō, la société de production qui mène le projet "G", il travaille d'arrache-pied pour accoucher de la bête
et concevoir l'ensemble des trucages visuels nécessaires au tournage. Totalement sous pression, soumis à des délais intenables, sa vie ne se résume plus qu'à créer un monstre et à donner à voir
des paysages dévastés.
"Mais quand Mori lui avait demandé un planning de préproduction et de tournage pour son département, même après avoir envisagé toutes les compressions possibles, il avait été forcé d'annoncer
qu'il lui faudrait un peu moins de sept ans pour obtenir un résultat correct. Il avait entendu Mori, à l'autre bout du fil, répéter aux gens dans le bureau ce qu'il venait de lui dire, puis
l'hilarité générale en arrière-fond. Mori était encore secoué par le rire en reprenant le téléphone. Il avait dit à Tsuburaya qu'il lui donnait deux mois de préproduction et deux mois de
tournage."
Débordé, happé par sa tâche, il en vient à négliger son foyer. Sa femme, ses deux fils, le souvenir de sa fille morte à deux ans, sa vie intime disparaît, masquée par les silhouettes titanesques de la guerre et de la désolation qui s'amalgament en Gojira.
Dès lors, Tsuburaya s'apparente à un catalyseur, au cœur d'une histoire bien plus large que la chronique familiale. Au travers de son travail s'entrechoquent trois espaces, trois récits qui se renvoient les uns aux autres. L'histoire du film et le récit individuel s'entremêlent pour évoquer l'Histoire, la grande cette fois, celle d'un Japon meurtri par les horreurs de la guerre. Les décombres encore fumantes d'Hiroshima et Nagasaki, loin de se disperser, surgissent, s'imposent. Leur cheval de Troie sera le lézard géant.
"L'homme avait créé la guerre et la bombe atomique, et la nature allait se venger et rendre visibles les radiations à travers le martyre de Gojira."
Jim SHEPARD transforme Le Maître des miniatures en chambre d'écho, jouant en permanence avec les rapports d'échelle, forçant le regard à alterner entre la vision resserrée de
l'histoire individuelle et celle, plus large, universelle, d'un pays meurtri par la bombe atomique.
Avec aisance et fluidité, sans aucune emphase, privilégiant l'économie de moyens et le récit fragmentaire, l'auteur nous accroche et nous désarme en n'étant jamais tout à fait là où on
l'attend.
"Tout avait l'air d'exploser au passage du tourbillon qui avait ensuite franchi le fleuve. Emporté les péniches. Soufflé l'École de l'industrie. L'eau du fleuve, comme aspirée dans un entonnoir, s'était élevée à douze mètres de haut avant de s'évaporer."
Échos, imbrications, ellipses et fragments, SHEPARD, à la manière d'un miniaturiste, sait exactement quels traits fixer, quel décor faire apparaître pour évoquer et faire exister les parties invisibles. Avec une extrême concision, tout est présent, car tout est écho, reproduction en petit d'un ensemble plus grand. Au fur et à mesure de la lecture, les ponts se font de plus en plus rapides entre les trois niveaux d'échelle. Tout se fond, tout s'imbrique, car tout est lié.
"Des gestes d'artisan qui étaient en eux-mêmes la preuve d'une intimité avec le monde."
Ni texte intimiste extrêmement sensible et subtil, ni document cinématographique abouti et référencé, ni réflexion solidement ancrée sur le nucléaire, Le Maître des miniatures est très certainement tout cela en même temps, et bien plus encore.
Jim SHEPARD, Le Maître des miniatures , 2017, Vies Parallèles, trad. Hélène PAPOT