©Jungjin LEE, "Everglades", 2011
"Baruch a raison, qui accroît son savoir accroît sa douleur. Mais il disait aussi que le monde prend du sens si nous le racontons, comme Schéhérazade, ma compatriote qui s'est sauvé la vie en racontant."
Un vieil homme, à la voix et au cœur secs, entreprend de déterrer le souvenir d'une folle épopée, celle d'une poignée d'individus qui, comme rempart face à l'incohérence du monde, ont tenté de construire un espace d'espoir et de liberté .
Sardaigne, XIIIème siècle, la ville de Santa Gia est assiégée par les Pisans, qui ne reculent devant aucune horreur pour déloger la population sarde. Allant jusqu'à catapulter des lépreux sur la
ville et à recouvrir les cendres de la cité de sel. Alors que la mort, omniprésente, coagule et répand son silence, Mannai Murenu, jeune commis d'un marchand de vin, accompagné de quelques
autres, se fraie un chemin dans les hauts fonds de l'étang pour se réfugier sur l'île isolée en son centre. Ancienne léproserie désormais déserte, l'île prend l'allure d'une Terre
Promise.
Là, au milieu de la brume, sur ce morceau de terre immergé dissimulé derrière les roseaux, comme cachée aux yeux du monde, une communauté va construire son utopie. De Paulinu, l'esclave de
scriptorium auto-affranchi, à Baruch le vieux juif à l'allure de sage, en passant par des dames de cour, un forgeron grec, Rebecca la prostituée ou encore trois
déserteurs alamans, c'est une communauté hétéroclite qui s'érige, en prenant soin d'abattre tous les murs, toutes les hiérarchies.
Ces individus devenus monceaux, fragments, vies déracinées, se racontent au cours de veillées nocturnes, se cherchent et recrachent la terreur. Il faut trouver le fil de sa propre
histoire pour pouvoir, peut-être ensuite, le dénouer et se rassembler. Refaire communauté.
"S'il y a des mots, ils n'ont pas encore la cohérence du discours. La dureté de tout cela ne se laisse pas entamer. Terre dure à défricher."
Creuset philosophique, fait de calme et d'affection, d'un quotidien simple aux contingences pratiques, l'île est une possibilité, un besoin, un résidu retrouvé derrière la
face horrible de la barbarie humaine. Elle est un espace révélé à un petit groupe qui choisit la marge pour y rester. En retrait, la paix est possible.
Giulio ANGIONI, avec force et poésie, fait resurgir cette île du fond des âges et use du langage comme d'un matériau salvateur. En purgeant, en épuisant la résignation, les déceptions, la colère,
le sentiment d'injustice, il permet à l'émotion de réintégrer sa place. L'écrivain, le conteur, celui qui fait subsister l'Histoire, lui redonne une épaisseur. Par sa parole libre et ouverte
ce conteur devient thaumaturge.
"Et pourtant ce qui compte n'est pas ailleurs, il se trouve là, dans une forme qui résiste aux paroles. Mais je viens le chercher. Il est là en saumure pour le reste de la vie, comme une vérité jamais dite, parce qu'il n'y a jamais la bonne occasion. Et je vis encore."
Parabole à la mélancolie prégnante, À la Face du monde est un récit dont s'échappe une poésie indicible, où la beauté brumeuse d'un paysage marécageux épouse celle
d'un projet humain miraculeux dont la précarité nous rappelle chaque instant la nécessité de l'investir pour le faire perdurer.
"Il a saisi toutes les occasions pour combattre la servitude, la nôtre et celle des autres. Il ne s'est jamais rendu. Il avait l'habitude de dire : 'Mais en ce temps, sur Notre Île, le monde a pris une bouffée d'air pur.' "
Giulio ANGIONI, À la Face du monde, 2017, La Fosse aux Ours, trad. Marc PORCU