"Quand il quittera la pièce d'ici quelques minutes la pièce débutera, la mise en scène se mettra en marche, et les acteurs qui sauront, ou non, qu'un rôle leur a été attribué devront prendre
plaisir à le jouer : un spectacle de chambre."
Arcueil, avril 1768, le marquis de Sade provoque le scandale et s'attire la vindicte populaire avec une histoire sordide de sévices corporels, à tel point que l'affaire prendra des
proportions nationales et s'étendra même au-delà des frontières de l'Hexagone. Ce que l'on retiendra par la suite comme "l'affaire d'Arcueil" revêt les atours d'un crime ignominieux, perpétré sur
une jeune veuve désargentée par un Sade encore jeune mais déjà pervers et machiavélique. Violence et sexualité débridée conjuguées pour obtenir de la souffrance et la soumission de l'innocente
Rose Keller un plaisir paroxystique diabolique. Voilà tout du moins ce que la bonne société relèvera du fait divers, n'hésitant pas à se décharger à son tour violemment sur le marquis
infâme. Quitte à parler à tort et à travers, à creuser l'obscène, à se délecter des détails morbides, bien loin d'une quelconque tempérance et retenue décente.
"Nous avons l'obligation de nous adresser au public, de l'informer de tous les détails afin qu'à travers notre message la moralité soit sauvegardée et que les scélérats, les fourbes, les
débauchés soient dûment châtiés."
L'histoire réelle restera quant à elle toujours floue. Quid des tenants et aboutissants ? Du déroulement exact des choses ?
La vérité est ensevelie sous une masse médiatique compacte, avide de détails croustillants, émaillée d'une somme de déclarations contradictoires. Le tout tapissé des avis d'experts galvanisés par
une morale chrétienne à l'épreuve des balles.
Avec Arcueil , Aleksandar BEČANOVIĆ se réapproprie cet épisode important du mythe sadien et le recompose inlassablement en lui faisant subir un ensemble de
variations. Entrecoupé d'échanges épistolaires et autres extraits de gazettes - fictifs - de l'époque, le récit épouse la figure du marquis, qui trône et se meut sous la plume de l'auteur
monténégrin, rejouant la journée maudite sous différents angles de vue. Ainsi bourreau et victime ré-entrent en scène, re-jouent le même acte, mais motivés de différentes manières ils en
révèlent toutes les nuances possibles. Face aux zones d'ombres à jamais restées captives des murs de la demeure arcueillaise, BEČANOVIĆ appose une écriture qui joue le rôle d'une
torche enflammée, venant éclairer avec une chaleur particulière le lieu du crime et les corps en mouvement.
"Chaque coup doit être noté, tout plaisir doit s'inscrire dans le catalogue des désirs et passions, rien ne doit échapper pendant l'inventaire. De cette façon uniquement les nombres ne seront
pas abstraits mais une douleur concrète, une jouissance concrète, l'aide-mémoire exact de ce qui s'est précisément passé tant dans la réalité qu'en imagination."
Brillant concerto mené par un soliste dont les frasques prennent une couleur nouvelle, Arcueil n'en oublie pas moins de révéler la teneur discordante du chœur
de l'orchestre, lequel s'avère fort doué pour tonner furieusement tout en oubliant de prêter l'oreille à ses propres dissonances...
"C'est pourquoi en quittant le théâtre, nous emportâmes un dilemme : pour quelle partie de la pièce l'auteur a-t-il reçu tous les applaudissements. Et laquelle lui a valu les sifflets ?"
Aleksandar BEČANOVIĆ, Arcueil , 2019, Éditions Do, trad. Alain CAPPON