"LE MARÉCAGE DÉFINITIF" - Giorgio MANGANELLI

"Le marécage est-il une plaie dans le corps de l'univers, ou l'univers n'est-il qu'une vile tentative d'encercler le marécage et de l'exclure des jours et des nuits, des justes et des injustes, de la lumière et des soleils ?" 

Un homme fuit son village pour des raisons obscures, et pénètre un lieu étrange, dénommé faute de mieux, floutage irrémédiable, le marécage définitif.

 

Le Marécage définitif  est le long monologue intérieur de cet être qui tente de décrire et comprendre ce qu'est le marécage, qui en explore inlassablement sa substance, sa composition, et interroge la relation que lui-même entretient au lieu. Territoire méphitique et salvateur, royaume palustre en mouvement perpétuel d'où suinte une lumière impalpable, le marécage agit et se révèle par les mots de son unique habitant. Et de ce narrateur obscur et acharné dont la quête verbale et psychique avance en terrain boueux, l'on devine l’ambiguïté et la matière molle dont il est fait. Être de capillarité qui se fait autant marécage que le marécage se fait narrateur, en creux de ses mots se dessine l'espace infini, indicible, toujours hors de portée, de l'imagination et de l'écriture.

"J'ai parfois l'impression que cet espace, cette feuille infinie de refus, émet un son, et moi, infime possible, je tente de saisir ce son qui n'est rien d'autre qu'un tremblotement du possible, un son pas fait pour des oreilles humaines, un fracas de colère, un vacarme grinçant : la page se révèle comme une étendue de métal qui, furibonde, se secoue violemment."

Fidèle à l'ensemble de son œuvre, cet ultime texte de Giorgio MANGANELLI écrit peu avant sa mort en 1990 condense, rassemble de façon grandiose les motifs inépuisables qui animent son écriture. Méandre, labyrinthe instable et fangeux, quête éternelle aussi grandiloquente que tragique, le marécage est le théâtre de l'Écriture, lieu de l'enlisement fécond, de toutes les dérives langagières, ferment lactique qui engendre et supprime le monde dans un geste unique du démiurge esclave de ses visions.

"Dans le marécage dont je suis l'indigne camerlingue, s'enfoncent sans cesse des nations, des drapeaux, des tribus, des planètes entières à l'histoire multicolore ; en cet instant même, on me dit que toute une galaxie tombe au fond du marécage."

 

Grand orfèvre du débordement, MANGANELLI fait de ce marécage définitif un bain foisonnant et vertigineux, un univers grouillant en même temps qu'un néant absolu dans lequel le lecteur pénètre à son tour, entièrement nu et aveugle,  happé par la lueur d'une pensée ébouriffante, prêt à s'éveiller à une nuit totale...

Giorgio MANGANELLI, Le Marécage définitif , 2000 (1991 pour l'édition originale), Le Promeneur, trad. Dominique FÉRAULT