"MASCARÓ, LE CHASSEUR DES AMÉRIQUES" - Haroldo CONTI

"Le chapiteau était une véritable merde rapiécée et déchirée, mais ils le voyaient avec d'autres yeux."

L'histoire d'un cirque miteux transformé par la magie de la vie et la puissance de l'art en caravane grandiose, en spectacle aux mille merveilles inénarrables.
Lorsque Oreste, jeune homme en quête de lui-même, quitte son petit village de pêcheurs et croise la route de l'auto-proclamé Prince Patagon, orateur exubérant haut en couleurs et fort en goule, son aventure prend un tournant inattendu qui le conduira au plus profond du désert argentin en compagnie d'une troupe de joyeux drilles, dont rien ne laissait soupçonner qu'ils seraient un jour réunis.


"Le jour où je me suis mis en route, je ne prenais même pas cela très au sérieux. Au fond, je voulais jouer la comédie."

Ainsi le Prince Patagon embarque Oreste dans son sillage pour racheter un cirque au bord de la ruine et en faire le Grand Cirque de l'Arche. Au départ lancé comme un défi sans conséquence, une tentative désespérée, le cirque va finalement se mettre en branle et révéler en eux une flamme débordante de vie et de joie. Sur leur passage la magie opère, chaque représentation est l'occasion d'un émerveillement total. Et le Cirque de l'Arche de se nourrir de cet émerveillement, en accueillant tous ceux, errants ou déçus de leur vie, qui y voient un nouvel horizon de liberté.

"Tout était joli. La nuit s'étendait au-dessus de leurs têtes, s'allumait comme un chapiteau de cirque, s'emplissait de lumières et de grandeurs, vie dépouillée, aérienne, ébauche, cœur du monde tiède et douillet, fête."

Le Prince, Oreste, Mascaró, Nuño, Carpoforo, Sonia, Boudinetto, Perinola, Bou-tor, Calife, Joselito Bembé, Von Beck,... autant de noms comme autant de numéros spectaculaires, comme autant de visages, de voix, de vies. Tous mus par un art qui les anime et les compose, ils sont le cirque autant que le cirque est une écriture, un espace de projection du regard, un monde fabuleux où l'artiste s'invente au jour le jour et croit en sa propre fiction.

"Je suppose que votre condition rend les mots superflus, que vous comprendrez mieux la substance de ce cirque, son âme errante, sa démesure nomade, sa visibilité ou son invisibilité, comme certains oiseaux selon la façon dont on les regarde..."

Publié en 1975, au lendemain de la dictature de la "Révolution Argentine" [1966-1973] et à la veille de la dictature du "Processus de réorganisation nationale" [1976-1983], Mascaró, le chasseur des Amériques est un magnifique manifeste qui clame haut et fort la capacité de l'Art à faire front à toute forme d'oppression, en ce qu'il réenchante le monde et ouvre une infinité de chemins dont les traces s'écartent des balisages institutionnels.

Haroldo CONTI produit un texte d'une beauté sidérante, où l'imagination sans bornes le dispute à des dialogues hilarants, où la joie permanente est enrobée d'une mélancolie qui rattrape l'univers, le marque du sceau d'une poésie diaphane. Rythmées par les facéties, sautillantes comme les cabrioles du nain Perinola, les phrases, comme obéissant à un ordre intime connu uniquement d'elles, se bardent de surprises, se réinventent et éclatent en bulles colorées. Tout acquiert une densité phénoménale au long d'une écriture à la fluidité stupéfiante. Mascaró  fait de nous des spectateurs et des acteurs, insémine la graine de la liberté, d'une folie merveilleuse, et surtout nous fait vibrer aux côtés de la grande famille des rêveurs illimités.

"Clairon, bombos, fols applaudissements, ovation."

Une fiction si puissante, si capable de faire céder le réel, que Haroldo CONTI sera éliminé par les soldats de la nouvelle dictature une nuit de mai 1976...


Haroldo CONTI, Mascaró, le chasseur des Amériques , 2019 (1975 pour l'édition originale), La Dernière Goutte, trad. Annie Morvan