"Tous ceux qui vivent ici aiment Richard"
Neville le chien, Lyle le raton laveur, Ellie l'écureuil et Omar l'araignée vivent dans la vallée de Richard, lieu de paix où humains et animaux vivent en symbiose, vouant tous un amour immodéré
et une confiance aveugle en Richard, figure tutélaire de ce paradis proclamé.
Pourtant, malgré l'amour et le respect dont ils ont toujours fait preuve, les quatre compères se retrouvent expulsés par Richard de la vallée pour avoir désobéi à l'une de ses lois. C'est le
début d'un long exode qui conduira ces déshérités du cœur de la vallée vers la ville. Le trajet sera long et jalonné de nombreuses rencontres, découvertes, prises de conscience et perditions
existentielles.
"- Je me demande si le fait d'avoir vécu dans la vallée aussi longtemps nous rend incapables de vivre ailleurs
- Et moi je me demande si on ne serait pas morts à l'instant même où on a quitté la vallée et si on ne serait pas en train d'errer en Enfer depuis"
L'odyssée que Michael DeFORGE développe sur près de 480 pages dans un noir et blanc strict et une structure formelle pourtant rudimentaire revêt l'étoffe des grands mythes. Au-delà du motif de
l'exclusion du Paradis, les aventures vécues par les quatre amis semblent embrasser une myriade de réflexions. En sortant de la vallée, Lyle Neville Omar et Ellie découvrent le monde extérieur
mais aussi la perception qu'ont de leur paradis perdu les êtres vivant au-dehors. Le paradis sera ainsi vite déboulonné, écorné par des visions agnostiques divergentes. Eux animaux sauvages
apprivoisés qui vivaient au sein de la Nature sous une loi unique croisent désormais des êtres pleinement sauvages à chaque coin de rue, chacun des personnages rencontrés opérant selon son propre
modèle culturel. La découverte de l'altérité est rude et opaque, et s'associe à des interrogations sur le fondement de l'amitié, le désir amoureux, sur les objectifs qui animent la marche et la
quête de tous et toutes.
En parallèle de leur quête, un portrait de Richard se dessine en négatif, brossé par des individus qui l'ont côtoyés. Inévitablement, de l'image du dieu émerge celle du gourou. Toute faite de
paradoxes et de brèches la figure de Richard s'obscurcit tout en conservant une profondeur étourdissante. Les mécanismes sectaires et les leviers qui permettent la manipulation d'un groupe
apparaissent au grand jour, toujours avec cynisme et ironie.
"T'es-tu déjà dit que la vallée n'était pas seulement un lieu...
Que c'est plus une espèce de concept..."
Proche de la naïveté, l'esthétique de M. DeFORGE s'associe ici régulièrement à des arrières plans texturés et réalistes. Surgit alors, de l'écart entre les deux types de représentations, des
formes naïves à l'hyper réalisme photographique, l'idée d'une perception des êtres vivants qui serait toute culturelle. Les êtres incarnent une forme que leurs interlocuteurs et ceux qui les
observent leur allouent. Truisme nous direz-vous lorsqu'on parle de dessin, mais grande puissance de mise en scène chez DeFORGE qui enfonce définitivement le clou d'une pensée perspectiviste.
Omar est Omar jusqu'à temps qu'il investisse le crâne d'Ellie comme une perruque et qu'à eux deux ils deviennent un troisième personnage, Julianne, qui existe réellement en tant
que Julianne aux yeux du monde.
Dynamitage de la bande dessinée animalière, déconstruction de la figure divine, démonstration anthropologique en strips successifs, portrait édifiant des grands centres urbains contemporains et
de ce qu'ils génèrent de gentrification, déshumanisation... Par-delà la vallée de Richard se fait monument au long cours, œuvre inclassable d'une cohérence
parfaite, brillante fable pour notre XXIème siècle en déshérence.
Michael DEFORGE, Par-delà la vallée de Richard , 2020, Atrabile, trad. Christophe Gouveia Roberto