"Les étincelles sautaient et le forgeron me disait, toi aussi tu as ton arbre, ton anneau et ta médaille. Ne dis pas que je te l'ai dit. Nous avons tous notre anneau, notre médaille et notre
arbre. Et à l'entrée du bois, il y a la fourche et la hâche."
Un jeune garçon conte ses jours dans le village où il a vécu, perché dans les montagnes, bâti au-dessus d'une rivière. Par la vie et le regard de l'enfant se dévoile l'existence
d'un lieu aux rites et mœurs étranges dans lequel l'on pénètre sans y prendre garde, guidé par le mystère et la lumière.
Codifié à l'extrême mais pourtant comme régi par le chaos, le village semble à la fois incrusté dans le temps et catapulté hors du temps, ponction d'un autre monde qui se serait mêlé au nôtre de
façon souterraine. Âpre, cruel, farouche et tumultueux.
Ainsi, au fil des pages, comme autant de saisons en enfer, les figures et les rites qui surgissent du texte empoignent la violence et la poésie à bras le corps et confèrent à l'ensemble du récit
la puissance de l'hermétisme.
"Il a dit qu'il était sa propre prison. Et ils ont tous leur propre prison... que tout était pareil, seule l'habitude changeait... à force d'entendre passer la rivière, a-t-il dit, à force de
voir couler l'eau, il devenait celui qui passait et celui qui courait... Il disait, je passe, et tout reste..."
Récit initiatique, mythologie obscure, La Mort et le printemps revêtirait quasiment les atours d'un long poème en prose, tant la langue et les images qu'elle
projette acquièrent une forme d'abstraction. Tout au long des mots, la narration, simple et claire, déploie un espace caché, enterré, mais qui ne cesse de se répandre par capillarité. Derrière
les signes étranges se meuvent encore d'autres images, échos du monde.
"... que la souffrance vous emporte, mais surtout pas le désir... car le désir fait vivre, voilà pourquoi il leur fait peur. La peur du désir les dévore. Et c'est pour ne pas penser au désir
qu'ils veulent souffrir ; dès votre plus jeune âge ils vous déchirent et vous clouent la peur derrière la tête..."
Mercè RODOREDA [1908-1983] a composé avec La Mort et le printemps, écrit sur plus de vingt ans et publié à titre posthume, une œuvre hypnotique, déstabilisante, un conte
noir auquel rien de l'existence n'échappe. Vie et mort inextricablement liées par l'abjection de l'enfermement, la répétition des cycles, guidées par la peur omniprésente qui se mue en haine
structurelle. L'innocence dévastée, n'est plus de ce monde, pourtant quelque chose vit encore, perdure, raconte, touche en plein cœur. L'écriture devient liquide, ses flots nous imprègnent et
nous guident sous nos propres fondations. Au cœur du néant, l'autrice catalane a réservé un espace insondable à tout ce qui ne peut être dit.
"Le temps s'échappait : je devais en finir avec le temps. Les branches ont bougé, les feuilles ont bougé, les brins d'herbe ont bougé, comme si toutes les choses qui n'ont pas de voix
voulaient me parler."
Mercè RODOREDA, La Mort et le printemps , 1986 (publication posthume), Gallimard, trad. Christine Maintenant et Claude Bleton
PS : Un immense remerciement pour la découverte de ce texte à Agathe MAX et Tom RELLEEN, duo qui formait le groupe PAPIVORES et qui a sorti un premier et unique - splendide - album en 2019,
hommage/bande sonore non dissimulé de La Mort et le printemps, intitulé Death and spring ,
sorti sur l'excellent label Hands in
the Dark.