"Chaque fois que, dans ses rêves éveillés, Alma arrive à ce point qu'est la réalité, la vérité toute nue, elle éclate en sanglots. La chambre dans laquelle elle vit est très petite, et la
porte vibre quand il y a du vent. Elle a fixé aux murs quelques petites images de saints avec des punaises, non à hauteur d'yeux, mais à hauteur d'estomac."
Née à Bâle en 1936, Adelheid DUVANEL a été de ces personnes au destin tragique. Très tôt diagnostiquée schizophrène, traitée aux électrochocs, internée à de multiples reprises, son
existence eut également à supporter la toxicomanie puis le décès de sa propre fille, avant de mettre fin à ses jours en juillet 1996.
Elle parvint pourtant, au long de cette vie malheureuse, à creuser par l'écriture un sillon aussi restreint que tenace. Elle ne cessa en effet de produire de très courts textes, aux motifs
parfois troubles. Des petites formes narratives au sein desquelles elle explora inlassablement le resserrement. Tant celui du cœur que celui de l'espace, de la contraction de la
pensée.
"C'est comme si quelqu'un était abattu en plein cœur de l'hiver : le ciel est blanc, la neige est blanche, le lac et la rue sont blancs ; le mort aussi est blanc. Le soleil est blanc."
Dans les deux recueils Délai de grâce et Anna et moi, publiés en 2018 en français par la toujours inspirée maison bruxelloise
Vies Parallèles, se succèdent une quarantaine de textes tenant tous sur une page, une page et demi tout au plus. Ces textes, que d'aucuns pourraient appeler monades, ou bien peut-être ballades si
l'on tentait de tisser un lien de solitude - pas si ténu - vers l'immense et méconnue Marcelle DELPASTRES*, mettent en scène des individus, hommes, femmes, enfants, vieillards, dont la vie est
une entaille. Tous ces êtres incarnent une forme de marginalité. Tous et toutes, conduits par la fragilité, la folie, la faiblesse, les blessures, se tiennent à la lisière de la société,
télescopés par une vie qui leur échappe, équation à jamais indéchiffrable.
"Écolière, elle avait écrit une rédaction qui s'intitulait : 'Du droit d'être inapte à la vie' ."
Fragiles mais entières, les histoires d'Adelheid DUVANEL sont pleines d'achoppements, de brèches dans la forme autant que dans le fond. Tout y est petit, précis et ciselé, serré ferme sur une
maille irrégulière puis cautérisé. En apposant le regard sur ces déchirures formées sur des replis, elle donne à voir un autre monde, étrange, émouvant, tragique, mais soudain plus proche. De ces
trous béants émane une humanité qui nous fait défaillir, échos de nos propres errements. On se trouve déplacé, et le lieu qu'elle nous fait découvrir est indescriptible, mais terriblement
beau.
Chacun de ces textes est un symbole, un mystère qui se retourne sur lui-même dans un mouvement à la trajectoire parfaite et incandescente.
"[...] Julia était une intruse, un corps étranger. On la plaça à côté d'une fillette malentendante au premier rang près de la porte. Pendant le cours de dessin, on lui demanda de se
représenter elle-même : elle dessina un petit cercle vide."
Adelheid DUVANEL, Délai de grâce & Anna et moi, 2018, Vies Parallèles, trad. Catherine Fagnot
*On ne peut s'empêcher de voir une sororité entre DUVANEL et DELPASTRES, tant les Ballades et Le Rosier
pourpre de l'autrice limousine disparue en 1998 en appellent à la même beauté étrange que DUVANEL, à la même violence sourde enserrées dans un étau littéraire marqué par le
feu de la pensée.