Hasard bienheureux ? Convergence logique en regard des temps actuels ? Couplage télépathique de deux auteurs inspirés ?
Il y a certainement un peu de tout ça pour expliquer la sortie quasi conjointe de deux ouvrages de bande dessinée dont on sent instantanément la forte proximité malgré les différences de surface.
La Voix de Zazar de Geoffroy MONDE et Toonzie signé Xavier BOUYSSOU, publiés respectivement chez Atrabile et 2024, sont deux récits
où percent, sous des oripeaux futuristes défaits d'un étouffant carcan techno, un ensemble de préoccupations contemporaines couplées paradoxalement à une forme volontairement décalée de
mélancolie des formes du capitalisme.
L'un sur terre met en scène la déliquescence d'une secte autour de son gourou mourant, Toonzie, l'autre aux confins de l'espace immerge au contraire son
personnage dans la solitude la plus totale luttant physiquement et psychologiquement pour sa survie, La Voix de Zazar. Xavier BOUYSSOU et Geoffroy MONDE infusent chacun
à leur manière, tous deux dans un futur relativement proche, leurs histoires d'un humour assez subtile pour être malaisant, et retournent en tragédies intenses ce qu'un dessin un peu crado et un
ton nonchalant annonçaient a priori comme des comédies débiles très benstilleriennes.
Ce retournement de la pantalonnade attendue, ou plutôt sa bifurcation partielle vers des territoires narratifs plus sombres et philosophiques, a pour effet de dérober le sol sous nos
pieds de lecteur·ice, en floutant le paysage que l'on s'attendait à trouver.
"LE TOONZVIEZ-VOUS ?
Il y a un Toon qui flotte au-dessus de votre tête, mais seul Toonzie (et certaines races de petits chiens) peuvent le voir.
Ce Toon, c'est vous et vous êtes ce Toon. Il est important de comprendre son Toon pour se connaître soi et comprendre le monde.
Connaître son Toon passe par un long processus ainsi résumé par Toonzie : "Connais-Toon toi-même" "
Misérable et absurde imaginaire dédié aux esprits les plus fragiles, les Toonz sont partout, symbole new age de neo hippies en quête de sens, le Toon est devenu une marque, un élément de
vocabulaire, un nouveau dogme qui a eu le temps de vivre et mourir. Car après des décennies glorieuses la secte réunie autour de Toonzie le gourou voit le bout du tunnel en s'éteignant à petit
feu, composée plus que de quelques illuminé·e·s et adolescent·e·s dégénéré·e·s ; c'est la fin de règne d'un groupe qui traîne ce que l'on serait tenté d'appeler non pas des casseroles mais
de gigantesques mégabassines derrière lui.
Premier réflexe : on rigole bien et on se réjouit d'assister à l'effondrement du château de carte... Et pourtant en faisant le choix de nous embarquer en vue subjective au cœur du groupe, Xavier
BOUYSSOU - a.k.a Toonzie himself grâce à une magnifique mise en abîme dont on salue l'audace - de nous faire ressentir toute la tragédie de la situation et la solitude de chacun des personnages.
C'est finalement à une longue extinction mélancolique de 300 pages que nous convie l'auteur, bardant son récit d'autant de réflexions sociales, spirituelles et politiques que de constats
désespérants sur l'état du monde. La détresse est partout, jusque dans le dessin qui ne saurait plus trop déterminer une ligne claire ni la couleur des tons harmonieux mais serait en hésitation
permanente quant à la définition des formes.
Tant à l'intérieur du groupe sectaire qu'à l'extérieur, plus rien ne semble se tenir, la stabilité climatique s'est faite définitivement la malle en embarquant sous le bras conscience et éthique
politique, et le monde réel ne sert plus que de support fadasse aux jeunes générations en phase de dissolution dans World 2, version beta universalisante de l'internet. Tristesse et
misère d'une situation qui ne se fait que prolongement pas si outrancier de ce que nous observons aujourd'hui du monde. Entre difficultés de compréhension intergénérationnelles, nécessité
d'accepter le passage du temps et mélancolie d'un passé déjà bien moisi, le cœur est mis à mal. Seules marques du bonheur : les souvenirs heureux d'une adolescence marquée par la
culture de masse. Frauduleux eldorado qui vient régulièrement cogner aux portes des deux récits.
Dans Toonzie, la série Prison Break devient le catalyseur d'une pensée philosophique de sous-sol. Chez Geoffroy MONDE c'est tout un ensemble de
productions hollywoodiennes un peu pourries du début des années 2000 - de La Momie à Harry Potter en passant par Opération Espadon ou encore
Bridget Jones - qui constituent une matrice de références pour Carol, anti-héros en manque de veine, perdu seul au beau milieu de l'espace à bord d'un vaisseau spatial dont il ne
maîtrise rien du fonctionnement ni du pilotage.
"J'ai essayé de me concentrer sur les étoiles pour voir si elles bougeaient, mais impossible à dire.
Et puis je peux pas m'empêcher de voir des formes.
Des souvenirs."
Les souvenirs de Carol s'attachent exclusivement à des réminiscences cinématographiques et musicales, toutes reflets d'une culture populaire mainstream bas de plafond et d'une époque
qui symbolise d'une certaine manière la fin de l'innocence en regard des bouleversements à venir. Moments ponctuels d'éclaircies dans l'obscurité de son présent, ses souvenirs semblent
constamment prendre la tangente d'une réalité cruelle et irrémédiable. Dans sa dérive aveugle - l'intégralité du vaisseau plongée dans une obscurité totale uniquement interférée par le
clignotement rouge des lumières d'alerte - aucune image claire de sa compagne disparue avec le reste de l'équipage, aucune trace mémorielle de relations sociales concrètes. Paysages,
lumières, résidus sensoriels répondent aux abonnés absents. Le passé de Carol, censé contenir à ses yeux les restes d'un âge d'or réconfortant, ne nous offre qu'un pauvre spectacle, incapable de
produire dans sa mésaventure un quelconque sursaut d'inventivité, le condamnant à errer et perdre l'esprit.
Le dessin de Geoffroy MONDE épouse l'imaginaire de Carol en esquissant des personnages à grosses têtes et corps ratatinés qui rappellent les silhouettes des funko pop, ces figurines caricaturales
en vinyle qui font fureur dans les communautés geek adolescentes et post-adolescentes biberonnées aux productions industrielles. Subtilement régressif, le dispositif graphique met en scène une
réalité malmenée par une configuration mentale estropiée, où un ensemble de références stériles et appauvries se trouvent seules garantes des derniers repères.
Dans leurs malheurs et maladresses, les personnages de Xavier BOUYSSOU et Geoffroy MONDE n'en oublient pas de nous toucher et de nous faire rire - jaune - malgré eux. Formidables loosers dépassés
par un monde parti en cacahuète bien avant eux, leurs combats pour la survie prend des formes si absurdes qu'elles en deviennent drôles. Ce qui l'est moins c'est de constater à quel point
l'épuisement préalable du monde par les outils capitalistes a défini leur avenir lugubre.
La Voix de Zazar comme Toonzie parviennent donc tous deux à transfigurer le genre de l'anticipation et de la science-fiction en
y modifiant les enjeux habituels, et cumulent un jeu de références générationnelles comme autant de plaisirs coupables tout en n'oubliant jamais de mettre en perspective le poids de cet
héritage a priori bon enfant.
Xavier BOUYSSOU, Toonzie, 2022, éditions 2024
Geoffroy MONDE, La Voix de Zazar, 2022, Atrabile