"MUSIQUE DE LA GUERRE" - Christopher LOGUE

"          Songez aux avions qui se posent - leur assurance ;

           Aux palmiers dans les ouragans à l'intensité numérotée ;

           Aux oiseaux boulés par les vents dans les hauteurs ;

           À la force du saumon qui défie un barrage ;

           Aux planeurs majestueux qui suivent à angle droit

           La cambrure d'une vague mourante, ou tracent

           Des diagonales sur des pentes enneigées.

 

           Ces brèves images peuvent fournir

Quelque indice à l'œil effréné de l'esprit

Qui suivrait la course des chevaux sacrés d'Achille - [...]"

 

En 1959, le professeur Donald Carne-Ross se voit commander par la BBC une réécriture de L'Iliade et propose ainsi au poète, comédien et dramaturge Christopher LOGUE d'y contribuer en lui assignant un segment précis, lequel couvre les chants 16 à 19. En l'occurrence LOGUE s’attelle avec cette section à un épisode particulièrement condensé et déterminant, charnière importante dans l'épopée. Car de la Patroclie  à Pax, du passage qui voit Patrocle endosser l'armure de son amant Achille puis mourir au combat et son corps être profané jusqu'au retour sur le chant de bataille dudit Achille après un RAZ égotique avec Agamemnon, l'intensité de l'action est à son comble, et les rebondissements nombreux. Selon Carne-Ross lui-même ces quatre chants, et notamment le 16, la Patroclie, seraient un peu une forme ramassée de L'Iliade, où batailles, disputes, réconciliation, désaccords olympiens, mort de personnages importants et retournements de situation sont légion.

À l'instar de tous ces épisodes, l'intervention de LOGUE sera décisive et historique puisque, au cœur du mythe, celui-ci tranche frontalement avec les traditions précédentes quant à l'usage et à l'écriture de la légende homérique. En effet, le poète ne maîtrisant pas le grec et n'ayant jusqu'ici qu'une relation distante à L'Iliade, prend ses aises et creuse la distance avec les différentes traductions utilisées en support. Ainsi naît ce qui deviendra Musique de la guerre : un récit mythologique où Homère est autant catalysé, activé dans son essence la plus profonde, que traversé et outrepassé par une poésie moderne dont la puissance de feu semble infinie.

 

"Patrocle, devant, freina à peine, et puis,
Avec la grâce des hommes en ciré qui lancent
De faux insectes sur les truites, il harponna l'enfant
Et, d'un pivotement de la hanche, sortit Thestor du char
Aussi aisément que ses descendants
Libéreront une sardine de sa conserve."

 

Manœuvres au rendez-vous sur le théâtre des opérations : traduction, adaptation, réduction, montage ; traduction sur traduction sur traduction pour être exact, car entre Homère et le lecteur français de Musique de la guerre, il y a eu nombre d'interventions, dont celle de Charles Recoursé, aux manettes en dernière instance (last but not least) pour convoyer War Music  en terrain francophone.  Mais rembobinons, LOGUE s'appuie au départ sur cinq traductions anglaises (Chapman [1611], Pope [1720], Derby [1865], Murray [1924], Rieu [1950]), aux paramétrages très différents, et qui lui laissent, magie de la traduction qui n'est pas sans rappeler les leçons d'Eliot Weinberger dans 19 manières de regarder Wang Wei, de multiples impressions chargées d'écarts. Écarts entre les restitutions autant qu'avec le texte d'origine. Dès lors le poète de tailler sa route à coup de glaive dans le corps immémorial, galvanisé par le constat d'une distance incompressible qu'il est de meilleur ton d'exploiter jusqu'à la moëlle plutôt que de figer dans une gangue amère. Le texte est restructuré : des quatre chapitres devient tripartite (mention spéciale à Coups et blessures volontaires en partie centrale) pour gagner en unité et relier Patroclie  à Pax  avec plus de puissance ; des épisodes sont raccourcis ou amplifiés, des épithètes récurrents laissés de côté. Ça taille et ça remodèle sévère, LOGUE laisse décanter la matière pour obtenir un distillat intense, réduit à l'os. La langue se barde d'images ahurissantes et d'anachronismes en tous genres, le tout baignant dans le sang et la chair taillée en gros morceaux.

 

"           Bombax décolle des têtes

Aussi aisément qu'il fend des bûches pour s'exercer ;

Des plumes de sang l'entourent, c'est un nu

Sur une eau décorative."

 

Car si le sujet central est bien une épopée héroïque, c'est essentiellement la guerre qui trône dans L'Iliade. Et toutes ses horreurs. L'auteur, en pacifiste engagé, lui en rend les honneurs, à grands coups de corps transpercés et de mises à mort offertes comme des offrandes sur un autel sordide. On ne compte plus les rivières de sang et les têtes coupées dissimulées derrière la grandeur de la cause et la bravoure des combattants. Autant de prétextes à jouer à un méchant jeu dont personne, malgré les apparences, ne sort vainqueur. Les héros ici sont bien peu de choses, entièrement soumis à leurs désirs de vengeance et de pouvoir. La langue n'est plus dupe chez le poète anglais, elle rend visible la folie et l'hémoglobine qui déferlent plus qu'une quelconque grandeur d'âme.

 

"Les Grecs ne jurent que par leurs morts. Les Troyens par leur patrie.

« On ne recule pas » - « Si je dois mourir » - et puis ils meurent.

Eau contre eau : comment savoir à qui est ce rouge, ce rugissement ?

Les étendards s'éclipsent un à un ;

L'un après l'autre ; et encore un."

 

La fulgurance des images, renforcée par la pure beauté projective, cinématographique, des séquences impose rythme et cadre sensoriel cernés par le bruit de la guerre. Les hommes se taillent en pièces comme un tailleur confectionne des costards, le son des armes qui s'entrechoquent martèle une musique de mort que ne parvient pas à recouvrir le chœur fantoche qui porte la légende depuis la nuit des temps. Le spectacle est grandiose malgré tout, comme diffusé pleine balle en Dolby Surround. On goutte le sable entre les dents, le désespoir au fond des tripes, et posé lourdement sur la nuque le métal chauffé à blanc par un soleil plombant. La comédie humaine bat son plein tant Homère cernait déjà avec acuité les grandes lignes de l'âme et la trame de notre univers civilisationnel. LOGUE la magnifie en la resserrant, en la transformant en réquisitoire halluciné qui perfore l'espace et les époques.

 

"Tout ce qui les a attirés, menés et gardés ici

A disparu : et momentanément ils adhèrent à une effroyable égalité,

Sont vertueux, altruistes, libres :

Et cette liberté se révèle si insidieuse

Que ses survivants se révéleront

Plus asservis encore à ce qui la fonde :

La croyance qu'ils étaient entiers lorsqu'ils étaient braves ;

Riches, car leur butin était grand ;

Et que la guerre avait un sens, car ils y perdaient leurs amis."

 

La grande réussite de Christopher LOGUE avec Musique de la guerre, au-delà du plaisir immense d'une lecture captivante et habitée, c'est d'avoir su renouveler un mythe en y abolissant les notions de passé et de modernité ; d'avoir su faire du temps un unique flux traversé par des pensées, des faits, des civilisations et des œuvres en dialogue permanent, dont les échos n'en finissent jamais de se prolonger et de trouver de nouvelles surfaces sur lesquelles se répercuter ; d'avoir su par une poésie incandescente explorer la fureur qui nous habite tout en y déposant ce que l'on a de plus précieux en ce monde : cœur et lumière.

 

"           Cobalt dans les Cieux

Et au-dessous

             Un bleu polaire.

Le corps de l'air est lapis, et

               À l'endroit où il tombe

Derrière le doux horizon

La lumière retourne au Ciel."

 

 

Christopher LOGUE, Musique de la guerre, 2023, Tusitala, trad. Charles Recoursé