"L'ORAGE ET LA LOUTRE" - Lucien GANIAYRE

 

Préface écrite par nos soins pour la réédition du texte chez L'Ogre, dans la collection Sirènes :

 

Écrire dans le bruit et la fureur de l’automne 2023 une préface à propos d’un livre qui a germé dans le temps de la Seconde Guerre Mondiale et qui relate l’histoire du dernier homme vivant sur terre a quelque chose de troublant. Car on ne peut qu’être troublé, fatigué, désabusé face au constat d’un cycle éternel de l’horreur, d’un mouvement autoritaire et guerrier produit par une humanité – ou une partie tout du moins – qui se fait un enfer d’être ensemble, comme incapable de contourner la violence qui l’anime, et qui semble systématiquement appeler à elle, en guise d’échappatoire paradoxale, des scénarios de fin du monde, de survivalisme brutal, des robinsonnades post-apocalyptiques.

 

L’Orage et la loutre, seul roman publié de Lucien Ganiayre, pourrait appartenir à cette dernière catégorie : genre de robinsonnade ultime et désespérée dans un monde brutalement figé, à mi-chemin entre la vie et la mort. Mais où réside aussi une puissante sensation de paix tapie derrière l’angoisse existentielle. De la paix que l’on peut ressentir campé·e sur le flanc d’une falaise alors que la tempête fait rage, face à la mer déchaînée, quand on est saisi·e de ce sentiment d’humilité profonde, d’insignifiance béante en regard de la puissance de l’univers. Où l’on se dit que tout passera.

 

Même si l’écriture de ce texte surnaturel et impressionniste s’est déroulée essentiellement sur les années d’Occupation, de 1940 à 1946, nulle évocation de la guerre ici puisque l’auteur place l’action en 1935. Habile manière de manipuler le temps, d’y ouvrir une brèche, une dérivation, alors même qu’on est au cœur des ténèbres. Rédigé à la première personne, L’Orage et la loutre, présenté comme les mémoires du personnage central Jean Des Bories, procède à une véritable mise en pause du temps de l’Histoire puisqu’y est fait le récit d’une étrange et inexplicable biostase du monde. Un cataclysme muet auquel le narrateur échappe par hasard en s’immergeant dans une source naturelle cachée. Désormais seul dans un univers qui ne semble décidé ni à vivre ni à mourir mais pourtant bel et bien fragilisé par cet état d’animation suspendue, coincé dans une parenthèse qui ne veut pas se refermer, Jean Des Bories côtoie la folie puis cherche à survivre en se créant un but, qui devient obsession : retrouver la trace de l’ami de toujours, Marescot. La pérégrination vers Paris peut alors commencer. De la province charentaise vers la capitale, le cheminement appuie la solitude du protagoniste, aussi immense et éclatante que l’orage figé au-dessus de sa tête, muant son obsession en désir. Car s’il est un élément notable dans cette œuvre saisissante, c’est la présence prépondérante d’une sensualité à la lisière de l’érotisme fichée au centre du désespoir. Jean se languit de vivre sans pouvoir toucher et ressentir. Tout contact avec une existence pétrifiée étant interdit sous peine de mort certaine pour celle-ci, la rencontre – car il y en aura quelques-unes – avec une vie palpitante donne lieu à de sincères moments d’extases. Épanchements fébriles, chaque fois petite mort décrite avec poids et volupté. Tout comme le souvenir et la recherche éperdue de l’ami met à jour un homoérotisme patent assez rare pour l’époque en littérature, porté pourtant avec un naturel savoureux dans une sorte de ritournelle charnelle.

 

Ainsi Lucien Ganiayre met en scène un personnage en tension extrême entre Éros et Thanatos, pris au piège d’un monde grandiose esquissé par de longues touches impressionnistes, où paysages, lumières, mouvements et sons se trouvent amplifiés, hypertrophiés dans le corps du récit, mais avec lequel il ne peut jamais atteindre la communion, condamné à sacrifier la vie s’il veut l’étreindre. 

Une distance irrémédiable entre l’homme et la nature empêche dans L’Orage et la loutre tout repos de l’âme. Mais est-ce véritablement une distance irrémédiable ou, à l’heure des pensées perspectivistes et des réflexions écologiques, ne peut-on pas plutôt voir dans cet écart persistant entre Jean et son environnement, ainsi que dans son affliction parfois cruelle et meurtrière, une dynamique autodestructrice toute occidentale et masculine ? Un regard qui même habité par un élan contemplatif, pacifiste et désintéressé reste conditionné par le besoin d’appartenance et de possession ? Un désespoir d’autant plus grand qu’il se sait esclave de ses pulsions morbides ? La solitude est impossible mais la relation à l’autre, humain ou animal, tout autant vouée à l’échec. Dans l’isolement ou la communauté, la ligne de partage des turpitudes est chez Ganiayre une tempête rageuse au cœur de laquelle l’âme s’enfonce sans aucun guide. Alors dans l’entre-deux suspendu, dans le no man’s land temporel, dans l’indétermination perpétuelle au moins peut surgir parfois une forme d’apaisement mélancolique.

 

Les textes mémorables mettant en scène des individus isolés sur une terre désertée ne manquent pas ; Le Nuage pourpre de Matthew Phipps Shiel (1901), Le Mur invisible de Marlen Aushofer (1963) ou encore Le Dernier Monde de Céline Minard (2007) constituent, entre autres, d’intenses compagnons de l’ouvrage de Lucien Ganiayre, publié de façon posthume en 1973. Tous ont en commun de sonder un territoire mental où l’écriture, dernier geste quand il ne reste plus rien, devient un prétexte (« un prêt au texte » comme l’écrit si bien le personnage de C. Minard) à se maintenir debout, compose un testament, peut-être seul vestige capable d’être édifié d’une seule main, et de faire acte conjoint de mémoire, de création et de mise en garde.

 

On retiendra longtemps de cette œuvre son écriture délicatement ouvragée au service d’une narration fiévreuse, ses images terrassantes de beauté, sa sensitivité magnifique, et le déséquilibre permanent au cœur de l’homme, qui sourd comme une aiguille prête à crever le nuage, quitte à voir déferler l’orage.

 

"Parfois, une ombre rapide passe sur le pré et je me rappelle alors qu’il y a sur le monde paisible, sur le monde qui va dans sa tiédeur quotidienne, une épouvante."

 

 

 

Lucien GANIAYRE, L'Orage et la loutre,  2024, L'Ogre