Tout l’art de l’immense Tove JANSSON est réuni dans ce splendide Voyages sans bagages, recueil de nouvelles douces-amères où il n’est pas tant question de voyages au sens géographique que d’incursions intérieures, d’exploration des relations, de dérives un peu étranges dans un quotidien aux bornes soudainement repoussées.
"Août est arrivé avec ses nuits noires. Quand le coucher du soleil allumait sa lumière rouge entre les troncs, nous courions vers la maison, car nous ne voulions pas voir l'obscurité arriver."
Tout l’art de Tove JANSSON car on y rencontre une candeur de ton qui côtoie une douce acidité dans le fond, que les grands espaces du golfe de Finlande s’y déploient avec une amplitude qui s’oppose à l’exiguïté émotionnelle rencontrée par ses personnages, que l’ensemble est habité par une telle qualité de détail et d’attention que l’on se retrouve accroché de tout notre cœur aux bords du cadre tressé par l’autrice.
Dans les nouvelles de Voyages sans bagages, Tove JANSSON aborde pêle-mêle la vieillesse, la superficialité des relations mondaines, la fragilité du monde, la normalité morne et admise face à la folie de vivre passionnément reléguée en bordure.
"Attendez, ne dites rien, je comprends que pour quelqu'un comme vous il est difficile de dire non, mais vous n'avez aucune idée, aucune de vous n'a la moindre idée, vous coupez vos boissons et vos sentiments avec de l'eau. Vous ne comprenez pas une seule idée non diluée."
Mais plus que tout elle fait se rencontrer des rapports au monde différents, des perceptions qui se déphasent, parfois jusqu’à la lutte, mais qui peuvent cohabiter, échanger, se nourrir l’une de l’autre. Entre simplicité pleine de sagesse et recherche de symbolisme acharnée, l’écriture fait des va-et-vient, ne se satisfait ni de l’une ni de l’autre, mais laisse plutôt, à l’instar des méduses qui relâchent derrière elles de longues traines, des filaments de pensées qui agissent comme de petites piqures.
"Ils auraient au moins dû apporter la radio, mais ils avaient décidé de vivre enfin dans un long silence béni, oui, c'était ce qu'ils avaient prévu. Vers le soir, un épais brouillard arriva de la mer et apporta un silence encore plus profond. D'un coup, l'île était irréelle, diminuée, leurs quatre fenêtres aveuglées par un épais coton blanc. Tous les oiseaux semblaient avoir disparu."
L’étrangeté agit dans ces récits comme une secousse dans les fondations sociales, un éclatement est incorporé, qui produit une ombre, une forme d’inquiétude, dont l’amour du monde, les liens humains peuvent venir à bout.
"Dehors, l'obscurité s'installait. "Les autres" s'étaient rapprochés. Très lentement, Kristian et Emily allèrent à leur rencontre."
Tove JANSSON, l’air de rien, et avec une poésie infinie, sème un univers de nuances, de teintes subtiles, elle creuse dans des entrailles desquelles elle tire toute l’épaisse humeur, en en faisant un nuage limpide et léger.
" - Que fait-on d'une telle chose ?
- Laisse-le fleurir, a proposé Keke. [...] N'est-ce pas qu'on doit le laisser fleurir et juste l'admirer. C'est une façon de vivre. Essayer de le recréer en est une autre. Voilà toute l'histoire."
Tove JANSSON, Voyages sans bagages, 2024, La Peuplade, trad. Catherine Renaud