"VIANDE" - Martin HARNIČEK

 

Implacable.

Brutal.

Fangeux.

Amoral.

Terriblement puissant.

 

Pour leur deuxième titre dans la collection Pb 82, les Monts Métallifères n’y sont pas allés avec le dos de la cuillère en débusquant Viande, court texte - du genre lapidaire - écrit en 1981 par l’auteur tchèque Martin HARNIČEK.

 

"Je ne restai pas longtemps à l'endroit où s'était élevée notre maison. C'était inutile. Aucun sentiment particulier ne m'y attachait, et mes compagnons abattus n'avaient plus désormais qu'un seul sens pour moi. Je ne voyais en eux que de la viande, une viande inaccessible qui allait être acheminée en première classe, où je ne pourrai jamais l'acheter."

 

Viande  peut être décrit comme une dystopie, racontée à la première personne par un narrateur dont le monde, totalement mort, n’offre plus pour survivre que de la viande humaine.

 

Un récit baigné dans un univers concentrationnaire total, guidé par les murs hauts et dégueulasses d’une ville qui semble agir comme un aimant, attirant perpétuellement en son centre débordant d’hémoglobine le peu d’humanité qui se tient encore péniblement debout.

HARNIČEK met en place une mécanique terrassante, totalement déshumanisée. Notre narrateur sans nom ne nous est pas particulièrement aimable, engoncé dans un système qui ne lui a offert en guise d’horizon que délabrement et isolement.

 

"Plein du sentiment de supériorité qu'offre la satiété, je passai le reste de la journée à arpenter la troisième classe ; je fis même une brève incursion en deuxième classe, où je me repus à la vision de la viande fraîche issue des charognes et des individus abattus provenant de première classe. Je me sentais auréolé par le succès et, à chaque fois que je montrais mon ticket à des policiers, je le faisais avec un sentiment de complicité et de proximité avec eux."

 

Le conditionnement est ici la clé de - presque - tout. La violence policière implacable pour sauvegarder des lois changeantes et incertaines, et surtout assurer le renouvellement de l’offre sur les étals des Halles, contraint et asservi ; mais alliée à un état de manque permanent, elle subtilise aussi tout désir d’entraide. Il n’y a plus dans Viande  de communauté. La survie est individuelle, dans un monde pourtant déjà cuit.

 

Au-delà de l’analogie politique, il y a ici une puissante réflexion sur la logique du Mal, rouage nauséeux qui bouche les possibles, crame l’espoir et l’amour comme un vulgaire brin de paille. C’est cette logique, assumée par certains, rejetée par d’autres, qui assoie l’horreur et permet son renouvellement.

La voix du narrateur, suffisamment étoffée, administrative, agaçante de préciosité, agit comme un poinçon sur une plaie à vif. Crée un malaise persistant. Elle détonne et tue à froid.

 

"Ce dont j'étais à présent témoin était donc une aberration ; des hommes prenaient de jeunes enfants dans leurs bras, ils leur caressaient la tête, et les femmes elles aussi se comportaient avec eux tout à fait différemment de ce que j'étais habitué à voir."

 

On pense au Plop  de Pinedo évidemment, mais aussi au Dépeupleur  de Beckett, un peu à W ou le souvenir d’enfance  de Perec, et puis à La Zone d’intérêt  de Glazer, sous une forme cinématographique ; toutes ces œuvres comme des variations autour de la folie devenant système, et de la justification de celle-ci, aussi déshumanisante et meurtrière soit-elle.

"Ces mots me rassurèrent. Car après tout, au cours de ma vie, je n'avais jamais rien fait d'autre que ce que je jugeais bon !"

 

 

 

Martin HARNIČEK , Viande, 2024, Les Monts Métallifères, trad. Benoît Meunier