"Vieille fuminerie, vieille tapaillerie, le long des pierres littorales dessous la terre, claquant de traverse en traverse, sur les joints de dilatation, combat de pieux couvert par le bruit, vacarme de clôturerie sous le toit de la terre : vieille écorcherie... vieillicririe... écarterie... écririe, vieirrie..."
Parfois une lecture se fait tellement brillante, tellement puissante, hypnotisante, terrassante, qu’il ne reste plus au pauvre cerveau qui s’en extirpe que la part non verbale de son expression, l’exclamation muette de la stupeur face au génie.
C’est ce qu’il se passe une fois refermées les pages de ce Vieille Écorcherie de Wolfgang HILBIG, écrit en 1991 mais publié dans sa traduction française cet hiver par L'Extrême Contemporain. Lecture orientée par l’avisé éditeur et ami Benoît Laureau des éditions de L’Ogre, pour rappeler à quel point la circulation des textes est affaire de compagnonnage.
"C'était le petit cours d'eau qui l'apportait, depuis l'une des impénétrables et interminables marges de la ville où, après des friches désolées surgissaient çà et là enclaves inattendues et quartiers industriels énigmatiques. Enfant, je savais que c'était l'odeur de ce flot laiteux qui, le soir, entraîné par la rivière, bouillonnait et brumait telle une eau chaude savonneuse. Je savais que cette odeur s'insinuait dans les rives du ruisseau et suintait sous les champs [...]"
Dans ce récit étrange, déambulation ahurie et nocturne à la marge d’une ville, marche exténuée dans un sous-bois enténébré traversé par un cours d’eau qui semble emmener dans son flux le territoire de l’écriture et de la mémoire pour atteindre in fine les ruines de l’Histoire en leur sein effondré ; Wolfgang HILBIG convoque conjointement les grands mythes, la littérature fantastique, les images surréalistes, les souvenirs personnels et les vestiges d’un passé fumant.
Maelström littéraire ravageur dont la sensitivité exsude par tous les pores, dont l’élaboration et le travail référentiel donnent le tournis, Vieille écorcherie est avant tout une expérience de lecture fabuleuse.
"... et j'entendais la cellulose laminée et blanchie bruisser comme de la mousse, opposant à mes pensées cette résistance crépitante, et au-dessus du papier gris apparaissait un jour précoce et vide dont, par des mots bleu foncé, je tentais d'occulter le caractère inéluctable..."
On se laisse ensevelir par les longs errements de Wolfgang HILBIG exactement comme on se laisse contaminer par Lautréamont.
On notera la traduction de haute volée de Bernard Banoun ainsi que sa postface passionnante et ô combien éclairante.
Wolfgang HILBIG, Vieille écorcherie, 2024, L'Extrême Contemporain, trad. Bernard Banoun