"JUSQU'À LA MORT" - Amos OZ

 

Écrit en 1971 par l'auteur israélien Amos OZ [1939-2018], Jusqu'à la mort  regroupe deux courts récits dont les thèmes se répondent et agissent en miroir.

 

"De Saint-Étienne l'expédition se dirigea vers l'est, vers Grenoble. Elle traversa le fleuve, et se coula dans les profondes forêts automnales. Car l'automne rassemblait prudemment ses forces comme s'il voulait d'abord mettre à l'épreuve la résistance du fleuve, des collines et de la forêt, avant de s'abattre sur eux."

 

Le premier, éponyme, relate, en pleine période médiévale, la longue marche d'un seigneur français et de sa troupe de croisés pour aller bouter le juif en-dehors de Jérusalem. Le juif, cette bête noire qu'ils soupçonnent de tout corrompre, le traquant jusqu'en eux. En route, ce ne seront qu'horreurs et barbaries assénées à la grande gloire de Dieu, jusqu'à la perdition totale, l'égarement physique et intérieur, jusqu'à la mort.

 

"Une terreur sourde s'empara soudain des deux chèvres que le juif conduisait au bout d'une corde. L'odeur pestilentielle des chevaux leur faisait peut-être pressentir un danger ; elles s'alarmèrent. Elles poussèrent toutes deux des bêlements stridents, aigus comme le bruit d'un tissu qu'on déchire, ou comme si le feu avait touché la peau d'un enfant."

 

Le deuxième, Un Amour tardif,  long monologue circulaire déployé par un vieux penseur juif de Tel-Aviv pendant les années de guerre froide voit l'emprise de l'angoisse, long héritage de siècles de persécutions dont Jusqu'à la mort  n'est qu'un exemple, s'étirer de façon paranoïaque jusqu'à laisser sourdre un océan de haine et d'amertume. Longue errance où peur, fatalité, repli et colère creusent la solitude.

 

"Le sursis qui m'est accordé pour aller toucher au fond des choses avec des mots s'épuise, s'achève lentement. Et pourtant à l'extérieur aussi quelque chose palpite de frayeur, des tambours assourdis semblent accompagner de loin les phrases du speaker qui lit les informations de sept heures."

 

Dans les deux cas, pourtant diamétralement opposés, l'objet poursuivi, la Jérusalem Céleste, et avec elle son lot de paix et de rédemption, disparaît purement et simplement, détruite par une peur primale, un ressentiment sans bornes. Ensevelie sous une masse qui voudrait supprimer l'Autre, la pensée s'étiole.

 

"Une sorte de colère juive blindée dévaste la terre slave, balaye champs et forêts, entraînant tout sur son passage plus loin, très loin.

Ces fantasmes, je ne peux le nier, m'ont rempli de nouveau d'un certain enthousiasme bouillonnant, comme je n'en ai pas connu depuis fort longtemps. Serais-tu capable, toi aussi, de partager cette sinistre fantaisie. Des centaines de chars juifs en furie traversent la Pologne, ils écrasent, ils piétinent avec fureur nos assassins et avec leurs chenilles tracent en lettre de feu et de fumée sur la vaste plaine brûlée une sauvage inscription hébraïque."

 

Amos Oz écrit à la perfection les méandres intérieurs, déclinés dans une langue sinueuse et sensitive baignée de philosophie, le trouble puis la folie qui guettent celui qui refuse d'être altéré, de ceux qui font le choix du repli.

 

C'est aussi l'Histoire qui n'en finit pas de voir la haine se déverser, de sac en sac passer d'une épaule à l'autre sans jamais perdre de son poids. Et l'écriture qui tente par tous les moyens, en la présentant sous son jour le plus cru, d'en crever les artères.

 

 

 

Amos OZ, Jusqu'à la mort, 1971, Gallimard, trad. Rina Viers