"Je passais mes journées seul avec mes graines et mes bulbes, avec mes affaires, et avec mon eucalyptus. La nuit, le vent faisait penser à une voix."
Ainsi parle un vieux jardinier, toute sa vie employé d'une grande propriété surplombant la mer à quelques encablures de Barcelone, et qui entreprend ici de dérouler ses souvenirs.
Ce vieil homme dont on ne connaîtra jamais le nom, dissimulé dans un "je" discret qui cache une retenue d'une délicatesse absolue, raconte le quotidien, les fleurs et les arbres de ce terrain dont l'aire se superpose à l'espace de sa vie. Au sein de ce théâtre végétal, les visages surgissent du brouillard de la mémoire, et surtout les relations observées par ce personnage entre les membres d'une aristocratie pétrie de privilèges. Quelques années sont égrenées, rythmées par la douce alternance des saisons.
"Moi, j'ai toujours aimé connaître tout ce qui arrive aux gens, bien que je ne sois pas bachelier... C'est parce que j'aime les gens. Et les propriétaires de cette maison, je les aimais. Mais cela fait si longtemps, de tout ça, qu'il y a bien des choses dont je ne me souviens plus."
Quelques années passées au service d'un jeune couple fortuné prennent vie par les mots du jardinier, narrées sur un fil mélancolique et apparemment anodin dont la légèreté glisse doucement vers une tragédie latente, qui comme un bourgeon s'ouvre à mesure que le temps du récit s'écoule, pour éclore en une fleur sombre à la saveur douce-amère.
Témoin doux et neutre à la place un peu particulière : essence indigène au lieu mais exogène à la classe qu'il sert, garant de la beauté du jardin et donc de la qualité d'apparat de celui-ci, témoin négligé mais parfois aussi convié à figurer dans le tableau pour mieux combler une bourgeoisie qui noie son ennui dans les futilités, attaché en tous points à ses employeurs, le regard du vieil homme fixe sans aucune malveillance les heurs et malheurs d'une société enlisée dans son aisance. Pas de lutte des classes ici, simplement la peinture vibrante, pleine de nuances, d'un milieu dont les faveurs économiques, la suffisance et le sentiment de supériorité ne constituent jamais un rempart à la tragédie. Laquelle est possiblement le lot de tous. Fleurs, arbres et humains dépeints avec la même attention, soumis aux mêmes aléas du temps.
"Elle peignait aussi des fleurs. Elle les faisait exactement comme elles étaient, elle comptait les feuilles pour qu'il n'en manque aucune et même comme ça elles n'étaient pas comme les fleurs véritables. Je ne sais pas si elles étaient plus belles, ou moins... C'était quelque chose qu'on ne pouvait pas expliquer. Comme les couleurs, qui avaient l'air d'avoir de la lumière à l'intérieur."
Avec une justesse et un art de la chorégraphie (celle des vies, des destins, des corps, des motifs) phénoménaux, Mercè RODOREDA fait de son Jardin sur la mer une image vivante et organique, où le végétal, au-delà d'une simple ornementation, devient un témoin supplémentaire du monde. À son unique manière que l'on reconnaîtrait entre mille, l'autrice distille un symbolisme patient dans chacun de ses mots. La fresque sociale acérée rencontre un entrelacs de formes, de silhouettes et de pensées aux motifs existentiels dont les racines s'étendent entre les lignes. Grâce à ce jardinier discrètement splendide, l'on apprend à voir au-delà du cadre, à considérer la vie de toute chose, humain, animal, végétal, sur la même ligne d'appréciation. Et à porter sur l'univers un regard attentif et plein de compassion.
Doux et tragique, inexorable, tendu et lent, simple et profond, Le Jardin sur la mer est ce genre de petit miracle de littérature qu'on ne trouve que chez les très grands.
"Regardez le jardin, regardez comme il est. Pour en sentir la force et le parfum, c'est la meilleure heure. Regardez les tilleuls... Vous voyez comme les feuilles tremblent et nous écoutent ? Vous riez... Si un jour vous vous promenez la nuit sous les arbres, vous verrez tout ce qu'il vous racontera, ce jardin..."
Mercè RODOREDA, Le Jardin sur la mer, 2025, Zulma, trad. Edmond Raillard