"BÉLA SANS MONDE" - Simon ROUSSIN

 

"Un homme qui approche.

Un autre qui l'attend.

Un langage connu d'eux seuls."

 

Quelques mots distillés en portion congrue au sein d'étroits phylactères, quelques images muettes où l'onirisme et le merveilleux se rencontrent au travers de couleurs éclatantes distribuées en visions stellaires : il n'en faut pas plus à Simon ROUSSIN pour poser ses univers. En deux pages la mécanique narrative est enclenchée, mise sur les rails d'une histoire aux horizons pleins de mystères et aux tonalités éblouissantes. Et nous voilà propulsés en des terres et des temps lointains, constellations propices à l'aventure, planètes grandioses et mondes en suspens.

Ainsi, un enfant devenu grand retourne au bercail à l'autre bout de l'espace après 25 ans d'exil forcé. Accompagné de son fidèle ami Silence, Béla pense reprendre le cours de son existence là où il l'a laissé, mais les voies de l'Univers sont impénétrables et imposent leur loi sur le Temps. Béla retrouvera un monde qui n'est plus le sien, le transformant en orphelin-pèlerin en quête d'une histoire à jamais manquante.

 

"Béla mène. Le bateau file contre la mer et le vent."

 
Dans Béla sans monde, on retrouve intacte la capacité de Simon ROUSSIN à réveiller en nous le souvenir de nos lectures d'enfant, mondes clos et infinis régis par des visions et des histoires qui par leur rythme effréné et leur imaginaire luxuriant fabriquent une chape d'émerveillement, un enthousiasme vorace. Réinterprétation enlevée du récit d'aventure qui se fait fort de dynamiter sa trame au moins une fois par page, Béla sans monde  se hisse dans le même temps dans une catégorie plus introspective, où la part obscure de l'être, le deuil, le mensonge, la perte et le souvenir altéré s'associent en un alliage mélancolique d'une profondeur abyssale.

 

"Il dit que nous partons pour nulle part."

 

Finalement c'est à un genre de voyage supersonique aux confins de nos madeleines et de nos peines enfouies que Simon ROUSSIN nous convie. L'usage du feutre, de sa flamboyance autant que de la puissance de sa trace, est un sillon souterrain ouvert comme un puits duquel il tire un attachement aux gestes de l'enfance ainsi qu'une expression formelle plus radicale, faite de débordements et de remplissages approximatifs.
Bourré de références que l'on se plaît à traquer (de Mœbius à Hergé et sans doute beaucoup plus dissimulées à droite à gauche), fait d'un vocabulaire graphique dont on distingue la longue lignée, Béla sans monde  brille aussi d'une audace peu commune. Les couleurs s'affrontent, certaines irradient pendant que d'autres bavent et s'enterrent, et les mots, pesés, délicatement choisis, retenus, donnent le ton d'une histoire qui ne cède jamais à la facilité scénaristique. Il y a bien au contraire une appétence pour le silence, pour les questions sans réponse, pour l'ellipse qui fait de chaque image une énigme en soi. Brillante charade déguisée en bande dessinée.

 

"Des mots sortent, lancés dans la nuit comme pour former une énigme."

 

On ressort de Béla sans monde  la tête pleine d'étoiles, les yeux noyés de couleurs, et l'esprit évadé, loin devant, galopant fièrement au travers de paysages oubliés.

 

 

 

Simon ROUSSIN, Béla sans monde, 2025, éditions 2042