"Dans la toundra dans le noir, au sein des fusils, lancés en tous sens, Sophia danse. Elle avance et tourillonne à chair perdue, agissante. Ses deux bras fendus en colombe portent un étendard."
En réalité, Sophia à elle seule est un étendard. Un symbole perdu. Une vie de papier épaissie par l'écriture délicate, maniériste, si précise qu'elle en devient quasiment abstraite, mais dense, concrète, terrassante, d'Éléonore De DUVE. Sophia est une vie, vue depuis ses contreforts sensitifs, déroulée depuis sa fin tragique en cercles ascendants jusqu'à remonter à ses débuts, évidemment écrasants de lumière.
En de courts tableaux si près de la vie qu'on croit la sentir palpiter, l'autrice remonte le fil du temps échu à son héroïne. En ordre décroissant, les chapitres sont édifiés sur les
fondations les plus infimes de son existence. Pourtours de mémoire qui enserrent images et sensations indicibles.
"Sophia vagabonde, de petit pois de mémoire en petit pois de mémoire."
Chaque tableau esquissé comme une fleur qui s'ouvre, vrille, s'épanouit, occupé à écrire l'invisible, à lui donner forme pour que, de page en page et donc de monceaux de vie en bribes éclatées une silhouette se dresse. Qu'un visage persiste. Car ce qui nous est donné à lire, c'est la compression d'une vie simple, ordinaire et néanmoins : magique, magnifique dans son essence, entre les blocs de guerre qui la broient. Et qui en broient tant d'autres.
"Un peu plus loin dans le décor, un cortège d'hélicoptères et d'avions gris vole à contresens."
Ainsi Sophia est une graine de vie arrachée au néant de la guerre. Il y a dans chacune des lignes un Amour permanent, inconditionnel, qui rattache l'héroïne aux autres et à elle-même ; un attachement aux souvenirs, aux détails, aux êtres et aux gestes, les uns enchâssés dans les autres, qui fait du livre dans son ensemble une chorégraphie vibrante et précise dont les mouvements tournent autour du sujet pour mieux le révéler.
"Elle fait exprès de dire des phrases en virgules, pour exprimer une idée non qui avance non qui désosse, s'augmente ou se précise, mais qui danse, fléchit, se rattrape, s'use, se désoriente, le garçon la trouve agaçante. Il voudrait tout comprendre et elle se fiche de tout comprendre, leurs visions sont irréductibles."
L'on avance dans cette œuvre comme on avançait dans Donato, le premier roman très remarqué d'Éléonore De DUVE : à tâtons. Chaque tableau vivant pour lui-même, enfermé dans le mystère de son image dont l'autrice n'essaie pas de faire une description objective pour un entendement universel, mais dont elle assume au contraire la part floue, abstraite. Car il ne s'agit pas tant ici de tout comprendre que de mieux voir, en percevant par le cœur, des visions, des événements, des sensations irréductibles et trop grandes pour être décrites.
"Elle déplace l'image dans un élan étique, méticuleux, précisément, elle crée un poncif de fleurs, de confusions, si c'est irréel tant mieux [...]"
La vie prise dans la guerre, dans tout ce que celle-ci emporte, tente de violenter, d'abîmer, de détruire ; et la guerre elle-même prise en étau par une écriture qui ne se résout pas à capituler face à l'horreur. C'est là que Sophia prend toute son ampleur, un visage est rendu à sa présence irréductible. À sa grâce, à sa fragilité.
Des textes sont écrits tous les jours pour traiter les informations de la guerre ; statistiques, juridiques... Ces textes sont des fictions, présentées comme données tangibles, ils mettent à distance et réduisent les vies à des chiffres. Éléonore De DUVE fait le trajet inverse, du rien, de la mort, elle repêche l'intangible, le transitoire, et projette ce qu'est une vie dans ses silences. Dans sa matière éternelle.
"Des naines blanches sont hypervéloces, des enfants sont hypervéloces, des missiles sont hypervéloces et opérationnels. Le phosphore blanc, dans ses attaques, forme des comètes, dans un noir absolu, qui crève. Mieux vaut la nuit pleine."
Éléonore De DUVE, Sophia, 2025, Corti