"NOTES DE L'ASILE DE FOUS" - Christine LAVANT

 

"Je suis dans la section deux. C'est l'unité d'observation pour les cas les plus faciles et, selon le règlement, on ne peut y être admis sans être passé d'abord par la trois. Je ne suis pas passée par la trois et la plupart ici m'en tiennent rigueur."

 

Ainsi débute Notes de l'asile de fous, écrit ou tout du moins finalisé en 1946, où Christine LAVANT [1915-1973] revient sur les conditions de son internement volontaire, à l'hôpital psychiatrique de Klagenfurt onze ans plus tôt, à la suite d'une tentative de suicide. Embarquement immédiat au cœur de l'asile par la voix de l'autrice autrichienne qui déroule un texte au présent, écrit comme une longue continuité d'observations, de réflexions et d'angoisses sans horizon.

 

"La dame en question, on l'appelle ici Mademoiselle Hermine, a comme moi raté son suicide, elle a une voix douce, plaintive, mais tout de même quelque peu autoritaire, il faut dire que son séjour est payé par une caisse d'assurance, ce qui compte pour beaucoup ici."

 

Christine LAVANT marque par sa clairvoyance et son regard acéré sur le traitement médical réservé aux patientes, lequel se fait sans aucun égard ni considération de l'être malade. Au gré d'un texte direct et ramassé qui ne s'embarrasse quasiment jamais de retour à la ligne ni d'une quelconque façon de marquer physiquement les ellipses, comme en contact avec l'intensité des émotions mises en tension par le lieu, ces Notes  parviennent par l'acuité du regard qui s'y déploie, lui-même jamais départi d'humour ni de pensée sociale, à se hisser bien au-dessus du simple journal intime. L'autrice entrée à sa propre initiative pour un séjour de convalescence butte d'emblée contre les regards des infirmières et médecins. Leurs attitudes pleine de morgue enserrent l'esprit de la jeune Christine, le confinent jusqu'à l'étouffement, jusqu'à la déraison.

 

"Après les semaines passées ici, aurai-je encore l'envie ou le courage de rire ? Peut-être que oui, et même beaucoup ? Peut-être est-ce même en de tels endroits qu'on doit véritablement faire l'apprentissage du rire, pour l'avoir en soi de manière inaliénable."

 

Les relations  à ses camarades d'établissement n'en sont pas moins complexes et hasardeuses, propices aux malentendus, aux visions déformées de soi et de l'autre, au risque d'être enfermée dans une folie qui ne lui appartient pas. Pour autant l'humanité et le désir profond d'amour mène Christine LAVANT à dérouler de superbes portraits doux-amers et même un peu malicieux parfois des résidentes dont elle partage la solitude, redonnant un visage plein de nuances et de contrastes à des êtres en souffrance relégués derrière un seul mot cru, violent et restrictif. Folie.

 

"Écrire, voyez-vous cela, je suppose qu'elle ne connaît même pas l'orthographe, mais elle veut écrire ! Voyez-vous, cher collègue, voilà ce qui arrive quand le moindre employé des mines croit devoir envoyer ses enfants au lycée. Mon pauvre enfant, laisse à d'autres le soin d'écrire et quand Monsieur le médecin-chef t'aura ramenée à la raison, d'ici un an ou deux, alors estime-toi heureuse si une maîtresse de maison te prend chez elle pour t'inculquer les tâches ménagères."

 

Le séjour au sein de l'asile, loin de soigner, est électrique, rendu par une écriture qui varie ses rythmes et changements de tons ; de l'apathie à la colère en passant par l'angoisse profonde, la paranoïa et l'empathie sincère, le fil narratif serpente entre les salles et les individus, toujours comprimé par les murs et la peur de la sanction physique ou du jugement moral. Trouble au-delà du trouble, la pédanterie sans fard de certains médecins, assise avec fierté sur une supériorité classiste éhontée, passerait ici facilement, si ce n'est pour une certaine forme de folie commune, au moins pour une idiotie crasse prompte à recevoir un certain "redressement", pendant que l'exubérance et l'inconvenance - toutes relatives - de certains comportements féminins réellement innocents reçoivent les foudres d'un système psychiatrique qui emprunte ses méthodes au pénitentiaire.


Les distances et frontières qui séparent les rôles dans ce petit univers clos ont des membranes si fines qu'elles finissent pas s'entremêler, ne sachant plus très bien qui est sain et qui est malade, qui est mort intérieurement et qui vit littéralement. On ne peut s'empêcher sur ce point de renvoyer au très beau et incontournable Salle n 6  de Tchekhov édité en 2024 par La Barque, lequel entretient avec l'exemplaire Notes de l'asile de fous  une même capacité à questionner l'institution médicale tout en mettant au centre du jeu de l'écriture la perception forcément floue de ce que l'on nomme folie.

 

"Car tout est incertain ici. Tout se transforme d'un instant à l'autre, chaque rapport est double et passe constamment du réel à l'irréel."

 

Cri de désespoir en même temps qu'élan littéraire plein d'attention et de sororité, regard limpide sur sa situation mentale et sa condition sociale, lesquelles se percutent l'une l'autre, Notes de l'asile de fous  est un texte d'une immense vigueur, intense et brillant, magnifiquement tragique, à ranger auprès des œuvres d'Unica Zürn, Adelheid Duvanel et Emmy Hennings.

 

 

 

 

Christine LAVANT, Notes de l'asile de fous, 2025, La Barque, trad. Hugo Hengl