"COUP DE CHAUD" - Laura ORTIZ GÓMEZ

photographie : © Lila AKAL

 

"Il suait et jurait. L'humidité, les caquets, l'odeur acide de la terre l'attristaient. L'ironie de la misère le rendait furieux. D'une part, la légende de San Basilio de Palenque, premier village d'esclaves libres d'Amérique ; et d'autre part, voir sa mère sortir, à l'aube, une bassine sur la tête, pour vendre des sucreries aux touristes blancs de Carthagène. Libres mon cul."

 

Entrer en un pays. C'est, une fois refermé Coup de Chaud,  premier livre de Laura ORTIZ GÓMEZ, le sentiment puissant qui nous enveloppe. Celui d'avoir au gré de neuf nouvelles où poésie, violence et sensualité s'entremêlent de façon magistrale, traversé et vécu la Colombie depuis ses territoires les plus enclavés, d'en avoir saisi l'essence profonde, l'intense complexité.

Neuf nouvelles donc, où les histoires d'amour et d'exode succèdent aux histoires de vengeance, de métamorphoses, de mémoire, le tout exsudant d'un substrat colombien semble-t-il éternellement terreux et sanglant.

 

"Elle s'oriente comme un hibou : vingt ans à laver le sol, c'est une boussole dans le noir. Elle sait que dans le bureau du maire, il y a une dalle descellée qui cache un renfoncement. Elle lève la dalle et trouve une boîte de biscuits métallique, pleine de liasses de billets. C'est la planque à pots-de-vin. Elle l'a découverte il y a trois ans en lavant le sol. L'invisible Marlenys sait tout de cette institution corrompue. Les fantômes aussi peuvent se venger."

 

Des rives du río Cauca à Cali, du sud amazonien au nord caribéen, des populations afro-descendantes dont la subsistance repose sur l'orpaillage aux communautés autochtones cernées par la présence des groupes paramilitaires et des guérillas en passant par la banale misère sociale transmise comme un patrimoine génétique aux perdants d'une histoire coloniale à la violence inouïe, Coup de chaud  nous promène aux quatre coins du pays en plantant loin dans la terre ses lignes acérées à la poésie étrange et menaçante.

 

"Tu es en train de t'endormir lorsque ton sang ne fait qu'un tour. Tu jurerais que dehors la montagne brame. Tous tes sens professent une avalanche à venir. Ainsi, en caleçon, tu sors de la maison, et rien. La nuit, devenue montagne, est tranquille. Tu dirais même paisible. Tu ouvres la bouche et le dis : La nuit est paisible. Ombres ductiles de la rivière Cauca, qui lancent des éclairs. Ombre sur ombre, tu vois ta maison comme un chat dans la nuit."

 

Laura ORTIZ GÓMEZ, tout en composant une grande galerie de personnages aux histoires et aux tonalités très différentes, aussi divers que peut l'être la réalité sociale d'un pays fracturé par la corruption, le conflit armé, le narcotrafic, l'extractivisme et le génocide culturel, parvient à donner à l'ensemble une grande cohérence : celle de textes centrés sur les plus déshérité·es voués à redonner à ceux-ci une voix, une présence, des capacités de vengeance et de réparation. L'autrice explore les béances de l'Histoire sud-américaine dans une langue pleine d'images et de sensitivité, sensuelle jusqu'à la moelle sans jamais tomber dans l'évidence ni la redite.

 

"La forêt te regarde avec des millions d'yeux. Tu es entouré de l'obscurité de la végétation. Une chose antique dit ton nom à l'envers, tu vois la rivière se resserrer, et sur l'autre rive un homme à moitié caïman engloutit du manioc et du rhum."

 

Car l'on est frappé à la lecture de chacun de ces textes par l'inventivité d'une langue qui sait être crue et directe comme coupante et opaque, à l'image d'une lame antique déterrée des tréfonds d'un fleuve sans rive. Une forme de réalisme magique émerge, qui convoque les puissances telluriques, rappelle les esprits ensevelis des divinités autochtones, la puissance du cosmos qui attire et broie en son centre tout destin. Tout grouille, rampe, se délite et se reforme ; les phrases, dans leur rythme syncopé aux contours nets, ne rechignent jamais à frayer avec les bords de l'entendement. Quelque chose passe en permanence dans Coup de chaud,  et l'on ne sait si c'est la mélancolie pure ou la beauté pugnace d'un univers que la folie libérale et l’appât du pouvoir s'acharnent à dépiauter siècle après siècle. Ce recueil invoque et réveille autant un peuple, celui des oublié·es d'une terre, que la terre elle-même, contrée luxuriante et majestueuse surplombée par l'abîme sans fond que représente l'appétit carnassier de ceux qui colonisent et pillent sans fin.

À l'instar d'Alejo Carpentier en son temps, et de Gabriela Cabezón Cámara et Dahlia de la Cerda aujourd'hui, Laura ORTIZ GÓMEZ gagne instantanément ses lettres de noblesse, en mêlant dans une langue habitée à l'extrême beauté et révolte pour évoquer son pays aux contours si tortueux, à l'histoire si tourmentée. Poésie et enfer réunis, sérénade et requiem fondu dans un même creuset pour un monde mort dont les fantômes tiennent debout.

 

"Jeremias se dit qu'écrire sert à invoquer les esprits. Donner vie à ce qu'on aime et ce qu'on hait."

 

 

 

 

Laura ORTIZ GÓMEZ, Coup de chaud,  2025, Do, trad. Gilles Wandel