"RUST RIVER CITY" t. 1 - Joe DALY

 

Grand retour, tant attendu, de Joe DALY aux affaires sérieuses de la bande dessinée après quasi dix ans d'absence. L'auteur sud-africain nous avait laissés en 2016 avec un Highbone Theater  social et déjanté, qui, sous couvert de dialogues complètement niqués et de réflexions ésotériques, dressait un portrait faussement ahuri d'une Amérique des marges, braquait le regard sur la solitude de personnages perdus face au monde contemporain, laissés à leurs théories du complot et autres fantasmes d'un ordre mondial secret contre lequel lutter à grand renfort de canettes et d'histoires repêchées dans les poubelles de la culture de masse.

Avec Rust River City,  l'auteur enfonce le clou d'une bande dessinée dont il s'est fait le grand maestro, capable dans un même mouvement de rendre compte avec tendresse de la misère sociale tout en exploitant une veine potache, un poil obsessionnelle, dont l'outrance constitue l'axe central.

 

Rust River City, États-Unis, années 80. Dean, vétéran du Vietnam traumatisé reconverti en ouvrier non qualifié, jeune veuf père de deux ado, se fait lourder du jour au lendemain de son poste à l'usine Mericor. Délocalisation on lui dit. L'économie libérale a ses raisons. Bye bye le travail, la sécurité et le salaire. Bonjour galère, plans moisis, grand écart entre trois boulots précaires et horaires à rallonge pour tenter de remplir le frigo avant que l'estomac rejoigne les talons. Voilà pour l'histoire. Celle d'une classe populaire broyée par un capitalisme qui ne s'encombre jamais de l'humain, d'individus désemparés face à une société dont ils peinent à comprendre les buts et suivre la cadence effrénée.

 

Rien de neuf sous le soleil - plombant - d'une globalisation qui cuit sa force de travail à petit feu, nous direz-vous. Sauf que. Sauf que c'est Joe DALY aux commandes du monster truck déguisé en bd que l'on tient entre nos mains. Et alors ça turbine : dialogues touffus et toujours inspirés où se télescopent les choses les plus concrètes de l'existence et l'incongruité la plus échevelée. La tendresse, le désespoir, la vulgarité et la violence. L'attention à l'autre, la débrouille communautaire, la misogynie et le racisme. Tout ça mis dans le même sac avec une aisance déconcertante, pour une histoire qui livre son lot de passages désopilants. Et, comme une goutte de piment dans la sauce ketchup, une dose d'étrangeté, un fil rouge ténu dont l'épaisseur augmente durant le récit jusqu'à devenir une belle grosse corde autour de laquelle tout semble concorder. Un petit élément d'une potentielle histoire gouvernementale secrète derrière laquelle courait l'Amérique, alors en pleine fièvre ufologique au moment de la relance de l'affaire Roswell. Avant-goût des théories actuelles du complot ; façon de créer un dialogue, une perméabilité entre les manques cruels ressentis par une classe abandonnée et une nouvelle mythologie qui vient les combler.

 

L'ensemble plongé dans un feu crépusculaire : le dessin de l'auteur, plus détaillé et précis que jamais, est baigné dans une palette volontairement limitée de teintes incandescentes. Du jaune, du rose sombre, du marron-vert. La lumière brûlante de fin de journée qui effleure les silhouettes, tant des corps que de la végétation ou des bâtiments, découpant en larges zones d'ombres terreuses le reste de l'espace. Contrastes puissants à l'image de ce que produit une éclipse, aptes à révéler selon les situations la mélancolie, la fureur, la douceur... et la précarité permanente d'une situation psychologique et financière en bout de route.

Le trait de DALY, travaillé au simple crayon HB, s'épanouit tout en finesse, multiplie les détails et construit des images dont le niveau impressionnant d'informations égale la stylisation grotesques des corps. Grand écart réalisé avec la souplesse de JCVD. Ça suinte, ça pue, ça saigne, ça prolifère, ça se masse ; explosion de sensations et de tensions portées par un dessin de haute volée qui sait toujours rester décontracté.

 

Petit bijou d'écriture, brillant et intense, déluré autant que sérieux et penché sur les traumas de la guerre ou les dérives du capitalisme, Rust River City  n'a qu'un défaut, celui d'être un premier tome d'une série en deux épisodes dont on attend dès à présent la suite et fin avec impatience.

 

 

 

 

Joe DALY, Rust River City t.1,  2025, L'Association, trad. Fanny Soubiran